Texte original (anglais) de Justin Woolford pour la Fondation MAVA

Dans le deuxième numéro de notre nouvelle série de cinq articles, dont l’objectif est de porter un regard sur ce que nous avons appris d’un quart de siècle de conservation dans les sites emblématiques de la MAVA, nous visitons cette fois-ci l’archipel des Bijagos, en Afrique de l’Ouest, où les communautés locales jouent un rôle de premier plan en faveur de la conservation dans la région.

Une plage magique

Au large de la côte Atlantique d’Afrique de l’Ouest se trouve une petite île isolée, densément boisée, avec un petit phare. À part cette construction, l’île intouchée abrite une plage dorée absolument magique.

Ici, tous les ans entre juillet et octobre, des milliers de tortues vertes provenant de toute l’Afrique de l’Ouest retournent à l’endroit où elles sont nées, poussées par leur instinct.

Elles quittent les herbiers marins situés des centaines de kilomètres plus au sud et arrivent épuisées à la nuit tombée, après un parcours épique. Elles se hissent alors sur le sable fin jusqu’en haut de la plage et y déposent patiemment leurs œufs.

Voici Poilão, qui fait partie du Parc national marin João Vieira et Poilão, et qui est le point le plus au sud de l’archipel des Bijagos et de Guinée-Bissau. Cette plage, longue seulement de deux kilomètres, est le plus important site de ponte de tortues vertes en Afrique.

Bordé par l’océan Atlantique, la Guinée-Bissau est un petit pays d’Afrique de l’Ouest dotée de richesses naturelles extraordinaires.

Devenir un homme

En 1995, âgé de 14 ans, le jeune citadin Miguel de Barros, de Bissau, a participé à un programme d’échange organisé par l’ONG environnementale Tiniguena. Accueilli au sein d’une communauté rurale, il y a découvert les forêts sacrées et la connexion profonde des habitants locaux avec la nature.

Ce fut une période formatrice, pour Miguel et pour son pays – lequel s’efforçait à cette époque de bâtir son identité, sa souveraineté et la démocratie, tout en s’adaptant aux programmes structurels de réajustement de la Banque mondiale et du FMI, et aux crises économiques.

Aujourd’hui, Miguel est le directeur de Tiniguena et est devenu un défenseur respecté de la cause environnementale, des droits autochtones et de l’égalité. Produit des mouvements de la jeunesse qu’il incarne, il a fait gagner à Tiniguena une réputation formidable.

« Tiniguena était une réponse aux enjeux de l’époque – l’insécurité alimentaire, financière et économique – et au besoin d’émancipation. Peu après ce programme d’échange, nous avons créé Geração Nova da Tiniguena afin d’aider les jeunes à préparer le futur. Son slogan est resté le même : « Savoir est aimer, aimer est protéger ».

C’est cette connaissance et compréhension des liens entre culture et nature en Guinée-Bissau qui font la force de Miguel, ainsi que ses rapports étroits avec les habitants de Bijagos qui, après son accident sur l’île d’Urok, l’ont accepté comme l’un des leurs.

En effet, piqué à la jambe par une raie alors qu’il désembarquait, Miguel s’écroule, la jambe paralysée. Porté sur le rivage par un jeune adolescent des Bijagos, celui-ci aspire le venin de sa blessure. Un pêcheur plus âgé a ensuite soigné Miguel pendant une semaine à l’aide de remèdes traditionnels.

« Je considère cet événement comme un rite de passage. Les hommes m’ont dit que vivre cette épreuve avait connecté mon esprit à la terre, et que j’étais devenu Bijago. Il s’agissait de bâtir une confiance entre nous – si j’étais retourné à Bissau pour être soigné, les choses auraient été très différentes. »

Intégrer la culture et les connaissances traditionnelles

Les Bijagos sont un groupe de 88 îles et îlots répartis sur 10 000 kilomètres carré, qui abritent environ 30 000 personnes. La plupart des habitants appartiennent au groupe ethnique des Bijago, pour qui de nombreux îlots, îles et plages sont sacrés, accessibles uniquement aux initiés comme les anciens et les responsables religieux, et utilisés uniquement lors de rites et cérémonies.

Le fait que seulement 22 îles soient habitées toute l’année signifie que d’immenses zones de mangroves et de tourbières sont relativement intouchées, ce qui offre un refuge unique pour des animaux comme les tortues de mer, les lamantins et les hippopotames – des créatures centrales dans les croyances animistes des Bijagos.

« En Guinée-Bissau, nature et culture sont inséparables », explique Miguel. « Les aires protégées couvrent un quart du pays, et ce n’est pas surprenant que les zones les plus belles avec la plus grande biodiversité soient également les plus sacrées ! »

L’activité de la Fondation MAVA dans les Bijagos a commencé dans les années 1990. Le naturaliste Pierre Campredon a persuadé le fondateur de la MAVA, Luc Hoffmann, de s’intéresser à l’archipel lorsque celui-ci a été déclaré Réserve de biosphère par l’UNESCO en 1996.

« Luc est tombé amoureux au premier regard. Il s’est pris de passion pour les habitants. Pour lui, ce fut un choc de découvrir comment vivaient les Bijago, de voir leurs danses extraordinaires réalisées avec des masques de requin et de poisson-scie. C’était un exemple fantastique du mariage entre nature et culture. » Pierre Campredon

Pour Luc, c’était aussi une affirmation profonde. Depuis ses premiers engagements pour la conservation en Camargue, dans le Sud de la France – sujet d’un autre article de cette série – Luc était persuadé que l’implication des populations locales, de la culture et des communautés était le secret du succès.

La culture Bijago et son économie agraire traditionnelle ont survécu au colonialisme et sont toujours vivantes aujourd’hui – ce qui n’est pas un hasard. La résilience et la solidarité Bijago ont certes joué un rôle, mais l’intégration des pratiques traditionnelles dans la gestion des ressources naturelles en Guinée-Bissau explique sans nul doute pourquoi une grande partie de l’archipel est toujours presque intacte.

Révéler les secrets de l’océan

Luc a également réalisé que les îles Bijagos étaient le cœur battant de toute l’écorégion de l’Afrique de l’Ouest, et qu’il était indispensable pour la conservation d’adopter une approche écorégionale ne se limitant pas aux frontières nationales.

Aujourd’hui, l’archipel des Bijagos accueille un réseau d’aires protégées gérées conjointement par la population Bijago et l’Institut de la biodiversité et des aires protégées (IBAP), un organisme créé en 2004 par le gouvernement de Guinée-Bissau.

« En 2001, nous avons marqué dix tortues vertes et avons suivi leurs mouvements par satellite. Quatre ont été attrapées dans des filets de pêcheurs entre le Sénégal, la Gambie et la Mauritanie », raconte Justino Biai, Directeur de l’IBAP. « Nous avons pris conscience que c’était bien joli de protéger les tortues dans les Bijagos, mais si nous ne travaillons pas avec les autres pays de la région, nous n’arriverons à rien. »

Les résultats de cette recherche ont mené à la création du Partenariat régional pour la conservation marine et côtière (PRCM) et du Réseau régional d’aires marines protégées en Afrique de l’Ouest (RAMPAO), qui rassemblent sept pays autour d’une vision unifiée de la conservation des côtes d’Afrique de l’Ouest.

Pendant la saison 2018, 20 autres tortues qui pondaient sur l’île de Poilão ont été marquées et selon les premiers résultats, on constate que certaines se déplacent entre les différentes îles, alors que d’autres explorent les eaux côtières au large de la Guinée-Bissau et des pays voisins comme la Gambie et le Sénégal.

Une enquête scientifique similaire réalisée dans le Parc national du Banc d’Arguin, en Mauritanie, portant sur les oiseaux migrateurs, a également confirmé que les Bijagos et le Banc d’Arguin était les deux plus importants sites en Afrique de l’Ouest pour des millions d’oiseaux de rivage qui hivernent. Cette recherche souligne également le besoin d’un réseau étendu d’aires protégées qui permette aux tortues, aux oiseaux de rivage et aux autres espèces marines de migrer et de se reproduire en toute sécurité.

Tous unis

À ce jour, l’une des plus éclatantes réussites de l’IBAP et de Tiniguena est la création, en 2005, de la première aire marine protégée communautaire en Guinée-Bissau – l’aire protégée communautaire des îles Urok.

Constituée de trois îles au nord de l’archipel – Chedia, Nago et Formosa – et d’une des trois aires protégées de la Réserve de biosphère des Bijagos, son système unique de gouvernance rassemble les communautés Bijago, des représentants de l’IBAP et Tiniguena.

En reconnaissant l’importance des connaissances traditionnelles et de la culture, la structure de cogestion permet aux populations locales, notamment les femmes et les jeunes, de prendre les décisions concernant la gestion de l’écosystème et le développement de la communauté.

« Seuls les résidents Bijago sont autorisés à pêcher sur une grande partie du site, avec une zone restreinte ouverte à la pêche commerciale pour des personnes extérieures, et selon des conditions spécifiques » explique Justino. « C’est une zone importante pour le renouvellement des stocks de poissons, c’est pourquoi nous travaillons avec les pêcheurs locaux, qui aident à appliquer les réglementations en patrouillant et en informant les autorités locales lorsqu’ils constatent une activité illégale ».

Cette aire protégée a récemment gagné le prix Equator, et son modèle participatif, reconnu mondialement, est devenu un modèle pour la conservation basée sur les communautés, et a inspiré d’autres communautés de la région qui font face à des menaces similaires sur leur patrimoine naturel et culturel.

« La structure de gestion unique à Urok est devenue une importante attraction » se réjouit Justino. « Nous avons eu des visiteurs du Cap-Vert et du Sénégal qui, impressionnés par notre succès, reproduisent l’expérience chez eux. Partager nos idées lors de visites et en racontant notre histoire est l’une des choses les plus importantes que nous pouvons faire. »

Lorsque des représentants de la récente aire du patrimoine communautaire Kawawana à Mangagoulack, Sénégal, ont visité Urok lors d’un échange d’apprentissage fondé sur la réciprocité en 2011, l’un des anciens Diola aurait dit : « Nous avons perdu notre temps. Nous aurions dû faire cela il y a longtemps et suivre nos traditions. »

Chants des femmes du Conseil d’Urok. Vainqueur du prix Equator 2019.
Récolte durable d’huitres, île Formosa.
Les crustacés sont la principale source de protéines des Bijagos.

Bien-être spirituel et matériel

« Nous ne pouvons pas conserver la biodiversité si nous ne valorisons pas les populations locales, les cultures, les traditions et l’identité spirituelle », déclare Charlotte Karibuhoye Said, Directrice du Programme Afrique de l’Ouest de la MAVA. « La conservation doit également apporter du bien-être, de la cohésion sociale et une sécurité alimentaire ».

L’attention se porte souvent sur la façon dont les aires marines protégées peuvent protéger la vie sauvage et restaurer les habitats. Cependant, pour de nombreuses communautés locales, d’importants paysages terrestres et marins possèdent une valeur culturelle et spirituelle, et ce depuis des millénaires.

Démontrant les liens entre nature, culture et identité, ainsi que les systèmes de gouvernance qui soutiennent le bien-être matériel et immatériel, ces lieux sont parfois appelés ‘Aires conservées par des communautés locales’ ou ‘Territoires de vie’.

Et c’est cette dimension bioculturelle qui possède un tel potentiel pour la conservation, et sans laquelle nous ne réussirons jamais à protéger la vie sur Terre.


Enseignement no.2 – Approche bioculturelle

Reconnaître, respecter et protéger les valeurs, les cultures, les pratiques et les droits uniques des communautés locales, et comprendre comment leurs traditions culturelles et spirituelles intègrent la conservation, leur permettant de gérer les territoires et les ressources au bénéfice des êtres humains et de la nature.


Reconnaître les droits

Malgré son instabilité politique et socioéconomique, la Guinée-Bissau fait partie des rares pays au monde à s’approcher des Objectifs d’Aichi pour la biodiversité sur les aires protégées – en grande partie grâce à l’implication des communautés Bijago.

Et la façon dont les Bijago, Tiniguena, l’IBAP et le gouvernement de Guinée-Bissau travaillent ensemble nous rappelle que la protection des systèmes naturels dont nous profitons tous dépend très souvent de la reconnaissance des communautés locales comme leurs gardiens légitimes.

Et pourtant, les îles Bijagos font face à de nombreux défis. Les appels pour figurer sur la liste du Patrimoine mondial ont jusqu’à présent été vains ; les flottes de pêche industrielle provenant d’Europe et de Chine continuent à piller des stocks de poissons vulnérables ; les évangéliques protestants menacent les systèmes de croyance traditionnelle ; et malgré les richesses naturelles du pays, de nombreuses personnes vivent en-dessous du seuil de pauvreté.

« Tout comme nous protégeons des sites importants pour la reproduction des tortues, nous devons également protéger les îles sacrées importantes pour la culture Bijago, en sachant que les meilleurs gardiens de l’archipel sont les habitants Bijago eux-mêmes. » Luc Hoffmann

Certaines estimations suggèrent que les communautés locales gèrent ou possèdent des droits fonciers sur un quart des terres du monde (hors Antarctique), y compris sur environ 40% de toutes les aires protégées terrestres et paysages écologiquement intacts sur Terre.

Et pourtant, ils restent l’un des groupes les plus défavorisés et vulnérables dans le monde, leur voix étant ostensiblement absente de nombreux ordres du jour nationaux et internationaux.

Soutenir leurs valeurs, leurs cultures, leurs pratiques et leurs droits est l’une des façons les plus efficaces d’inverser l’appauvrissement de la nature. Cela doit de plus en plus devenir un élément central des stratégies et politiques publiques contemporaines de conservation.

Un défi central pour la conservation dans l’archipel des Bijagos est le financement à long-terme. Avec ses partenaires, la Fondation MAVA soutient le développement de la Fondation BioGuinea : un fonds fiduciaire destiné à soutenir la conservation de la biodiversité, le développement communautaire durable et l’éducation environnementale en Guinée-Bissau.

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Regard sur les sites emblématiques de la MAVA

Lisez les articles sur chaque site emblématiques de la MAVA :

Enseignement n°1  de la Camargue – Connaissances scientifiques et plaidoyer

Développer des connaissances scientifiques fiables et s’assurer que celles-ci répondent à des enjeux concrets. Et pour avoir un réel impact, mener également des actions de plaidoyer avec les partenaires, soutenues par des solutions pratiques et des éléments démontrant la valeur de la nature.

Enseignement n°2  des Bijagos – Une approche bioculturelle

Reconnaître, respecter et protéger les valeurs, les cultures, les pratiques et les droits uniques des communautés locales, et comprendre comment leurs traditions culturelles et spirituelles intègrent la conservation, leur permettant de gérer les territoires et les ressources au bénéfice des êtres humains et de la nature.

Enseignement n°3  de Doñana – Des solutions fondées sur la nature

Pour sauver la vie sur Terre, élaborer conjointement, avec tous les acteurs concernés, des solutions fondées sur la nature offrant prospérité et bien-être aux êtres humains, tout en respectant et en préservant l’intégrité des systèmes naturels et sains. 

Enseignement n°4  de Prespa – Une collaboration transfrontalière

La conservation transfrontalière repose sur une collaboration solide, à tous les niveaux, entre de nombreux acteurs différents. Pour réussir, il convient de reconnaître les réalités sur le terrain, d’écouter attentivement, d’offrir aux populations locales la possibilité de prendre des initiatives, de générer des avantages, et de s’engager sur le long terme

Enseignement n°5 du Banc d’Arguin – Financement durable

Alors que les crises générées par l’appauvrissement de la nature et le dérèglement climatique convergent, les organisations de conservation de la nature devraient se doter de mécanismes de financement innovants visant à sécuriser et amplifier les investissements des secteurs public et privé. Ceci permet de débloquer des fonds additionnels et de mettre en place un système de financement durable pour la conservation et le développement.