Texte de Justin Woolford pour la Fondation MAVA
Dans le premier de cette nouvelle série de cinq articles, dont l’objectif est de partager un regard sur ce que nous avons appris d’un quart de siècle de conservation dans les sites emblématiques de la MAVA, nous nous rendons en Camargue, zone humide du sud de la France, où les recherches scientifiques contribuent à la préservation de la vie sur terre.
Au-delà des frontières
Dans le sud de la France, là où le Rhône se jette dans la mer Méditerranée, se trouve un lieu magique où l’eau et la terre se rencontrent, où un nombre incalculable d’étangs, d’îlots, de marais, de roselières et de cours d’eau naissent et s’étirent vers un horizon infini pour se fondre avec le ciel.
Les habitants de Provence l’appellent « le lieu sans frontières », n’a cap marca. Bienvenue en Camargue, une zone mi-terre mi-eau unique. Un royaume pour les oiseaux, et une source d’émerveillement et de bienfaits pour l’être humain et la vie sauvage.
La science qui a pour objet de rester en vie
C’est là que depuis bientôt dix ans la Dr Marion Vittecoq étudie la relation entre la santé des humains et des écosystèmes. Représentant une nouvelle génération de chercheurs à l’institut de recherche de la Tour du Valat, son travail pionnier a donné des résultats surprenants dans les domaines de la résistance aux antibiotiques et de la transmission des maladies.
« La résistance aux antibiotiques est un problème de santé majeur », déclare Marion. « Nous la constatons de plus en plus parmi les espèces sauvages, probablement à cause de l’exposition aux déchets ou aux poubelles des humains. Et contrairement à une idée reçue, ce sont les oiseaux domestiques lâchés pour la chasse qui sont souvent infectés par la grippe aviaire et la transmettent aux oiseaux sauvages, plutôt que l’inverse. »
Pour mieux comprendre ces interrelations, il convient d’améliorer la gestion de l’eau et des déchets, et l’élevage animal. Ces solutions seront sûrement plus efficaces que l’abattage en masse des animaux sauvages, qui peuvent d’ailleurs quand même transmettre les maladies et la résistance lorsque ceux qui survivent à l’abattage se dispersent.
« Il y a toujours des compromis à faire, mais tant que nous ne reconnaîtrons pas que tout est interconnecté – les zones humides, les espèces sauvages, l’agriculture, la pollution, notre santé – nous ne prendrons pas les bonnes décisions » continue Marion. « Nous ne pouvons pas nous isoler du milieu naturel, alors autant travailler avec la nature. Des zones humides en bonne santé sont essentielles pour les êtres humains autant que pour les espèces sauvages, et nous devons continuer à plaider en faveur de leur protection. »
Le rêve d’un jeune homme
Marion et son équipe réalisent un travail interdisciplinaire de pointe – mais cela n’est possible que grâce à l’opportunité unique offerte par la Tour du Valat d’effectuer des recherches sur le long terme. Et c’est l’aventure d’un homme, Luc Hoffmann, qui a rendu ceci possible.
En 1948, à 25 ans seulement, le jeune héritier de la fortune familiale des laboratoires pharmaceutiques Roche acquiert le domaine de la Tour du Valat et y imagine un centre dédié à l’étude des oiseaux et de cette zone humide encore méconnue.
Cet événement majeur a changé sa vie et a marqué les débuts de ce qui est devenu un mouvement mondial en faveur de la conservation.
« L’histoire de mon père est assez improbable », raconte André Hoffmann, président de la Fondation MAVA. « Cet homme est venu depuis les montagnes, s’est installé dans les marais et a décidé d’expliquer aux habitants locaux les avantages que les zones humides pourraient leur apporter. Ce n’était pas gagné d’avance ! »
À cette époque, seuls Luc et une poignée d’autres personnes avaient compris l’ampleur de la menace qui pesait sur la Camargue face au drainage, à l’agriculture intensive, au développement et au tourisme.
« Partout en Camargue, on cherchait à prendre le contrôle d’une terre jugée hostile. Il devenait de plus en plus urgent d’agir pour protéger ce lieu magique » rappelait Luc Hoffmann.
De même, Luc avait également compris que le succès ne devait pas s’arrêter à la protection de la vie sauvage, mais qu’il fallait également montrer l’importance et la valeur de la nature aux habitants, et briser le mythe selon lequel les écosystèmes comme les zones humides étaient des endroits inutiles où prospéraient les maladies.
Bien plus qu’une tour d’ivoire
L’institut de recherche ouvre ses portes en 1954, et le domaine de la Tour du Valat devient vite un laboratoire de terrain géant, où différentes approches de la conservation peuvent y être étudiées.
À l’époque, on n’avait jamais entendu parler d’une telle vision – la Tour du Valat a été le premier institut en France à transformer la recherche biologique en actions. Mais si aujourd’hui l’institut jouit d’une réputation à l’échelle mondiale, c’est justement parce que sa recherche est appliquée, pratique et sur le long terme.
« La Tour du Valat peut manipuler les niveaux de l’eau et de la salinité dans le domaine, ce qui permet de tester dans quelle mesure des régimes différents affectent les oiseaux, les terres agricoles et le pâturage », explique Paule Gros, Directrice du Programme Méditerranéen à la Fondation MAVA. « Son demi-siècle de recherches couvre une échelle de temps qui prend en considération le rythme des processus naturels. C’est cette position unique qui donne à l’institut une telle crédibilité. »
Très souvent, les zones humides sont sous-évaluées, vues comme des terres gaspillées qu’on ferait mieux de développer, drainer ou utiliser pour l’agriculture, et dont l’eau pourrait être mieux utilisée. Recourir à la science pour trouver des solutions qui fonctionnent pour les populations et la vie sauvage est la recette du succès pour la Tour du Valat.
« Nous ne sommes pas ici seulement pour faire des recherches, mais pour mettre nos connaissances à bon escient » déclare Jean Jalbert, Directeur général de la Tour du Valat. « Chaque jour est différent. Un jour il peut s’agir de réaliser une action stratégique au niveau de la Méditerranée et un autre jour d’entreprendre une action locale, comme travailler avec les riziculteurs locaux dont les rizières sont régulièrement envahies par nos flamants roses! »
La riziculture en Camargue a créé de grandes rizières sans barrières, ce qui rend les cultures susceptibles d’être abîmées par les flamants roses qui trouvent ces paysages ouverts très attractifs. Une solution pourrait être des rizières plus petites, et un paysage plus diversifié avec des arbres. Et c’est en proposant de telles solutions, qu’il est non seulement possible de surmonter les oppositions des agriculteurs locaux, mais également de démontrer leur bien-fondé afin de les mettre en œuvre ailleurs également.
« Nous avons mis au point des outils puissants qui aident les gestionnaires de zones humides à anticiper certains effets et à suivre les avancées grâce à l’imagerie satellite dans des pays comme la Libye où les données sont rares » explique Jean. « Mais offrir aux décideurs le rapport parfait n’est pas suffisant. Nous devons également changer la perception autour de la valeur des zones humides pour le bien-être et le développement. »
La science au niveau international
Suivre les changements qui affectent les zones humides, évaluer leur valeur, mais aussi mettre au point de nouvelles approches de gestion et éclaircir les questions liées à la transmission des maladies… La recherche appliquée a fait de la Tour du Valat un conseiller important auprès des autorités publiques et autres instituts de recherche.
La collaboration avec des partenaires comme BirdLife, Wetlands International, le WWF et de nombreux autres, a permis d’appliquer ses recherches dans toute la Méditerranée et au-delà, y compris dans les lacs Prespa et le parc Doñana, que nous verrons dans les futurs articles de cette série.
Elle a également permis de créer l’initiative MedWet – une initiative régionale Ramsar axée sur la gestion des zones humides – qui héberge l’Observatoire des zones humides de Méditerranée, lequel élabore des documents et rapports sur l’état et la valeur socio-économique des zones humides méditerranéennes, destinés à renseigner les politiques publiques.
Science + plaidoyer = impact
« Les ornithologues manquaient d’informations précises et de données quantitatives, aussi personne ne réalisait à quel point la Camargue était menacée. Donc logiquement personne ne pensait que la Camargue avait besoin d’être protégée. » Luc Hoffmann
Le travail de terrain et les connaissances scientifiques sont la base de la conservation, mais la recherche pure n’est pas suffisante. Si on veut amener un changement positif, il faut également en montrer l’intérêt et apporter des solutions. Pour la Camargue et plus globalement toutes les zones humides, cela veut dire démontrer les avantages sociaux, économiques et politiques de la conservation.
Enseignement n°1 – Connaissances scientifiques et plaidoyer
Développer des connaissances scientifiques fiables et s’assurer que celles-ci répondent à des enjeux concrets. Et pour avoir un réel impact, mener également des actions de plaidoyer avec les partenaires, soutenues par des solutions pratiques et des éléments démontrant la valeur de la nature.
Que ce soit par la voie de la diplomatie discrète et informée ou par des campagnes plus directes, un des traits distinctifs du mode de travail de la Tour du Valat est son activité de plaidoyer qu’elle entreprend avec ses partenaires et fondé sur ses travaux de recherche.
Œuvrant de l’intérieur, la réputation de l’institut est telle qu’il fait désormais partie de la délégation nationale française à la Convention de Ramsar, et il a récemment été invité à participer à la contribution française à l’Evaluation mondiale sur la biodiversité publiée par la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES).
Par ailleurs, assurant le secrétariat de la nouvelle Alliance méditerranéenne pour les zones humides, qui réunit 18 ONG internationales et 6 organisations de recherche, la Tour du Valat aide également ses partenaires à collaborer et à mieux protéger les zones humides.
Son système d’ « Alerte rouge » surveille les zones humides autour de la Méditerranée et tire la sonnette d’alarme lorsqu’une zone humide est en danger, ou menacée par un développement inapproprié, et propose des solutions constructives tout en coordonnant les efforts de lobbying.
Le récent succès de Doga Dernegi pour mettre un terme de façon permanente à la construction d’une autoroute majeure le long de la côte de la baie d’Izmir, par exemple, n’a pas seulement sauvé le delta de Gediz – par ailleurs un site Ramsar, qui abrite presque un tiers de la population européenne de flamants roses. Il a aussi mis en évidence le rôle essentiel que peut jouer la société civile dans la compréhension de la valeur des zones humides par le grand public, ainsi que dans la mobilisation du soutien en faveur de la protection de ces lieux.
Laissons la nature être ce qu’elle est
Un quart de la Camargue a déjà été transformé en terres agricoles, et l’urbanisation côtière continue à un rythme rapide… Comment pouvons-nous sauver et préserver ce qu’il reste de zones humides dans le monde ?
La réponse est simple : en rendant la nature prioritaire et en s’assurant que les investissements qui prennent en compte les systèmes naturels deviennent la norme.
70% de la Camargue est située à moins d’un mètre au-dessus du niveau de la mer : aussi les inondations liées au changement climatique et à l’augmentation du niveau de la mer sont inévitables. Ne vaudrait-il alors pas mieux laisser cette zone se faire inonder naturellement aujourd’hui, de façon contrôlée, et travailler avec la nature plutôt que contre elle ?
Toutes les zones humides, quelles qu’elles soient, offrent la meilleure protection existante contre les inondations et les tempêtes. Et les infrastructures naturelles sont notre meilleure alliée pour limiter les répercussions du changement climatique.
En investissant dans des solutions fondées sur la nature, notamment dans une gestion plus judicieuse des terres agricoles et des zones humides, il est possible d’obtenir 30% des solutions dont nous avons besoin pour lutter contre le changement climatique d’ici 2030. Et pourtant, ces solutions ne reçoivent actuellement qu’environ 2,5% du financement public en faveur de la lutte contre le changement climatique.
Mais la reconnaissance croissante que les risques environnementaux représentent la plus grave menace à l’économie mondiale, nous permet changer la donne. Dans cette lutte pour la survie, la nature doit être notre meilleure alliée.
C’est en mettant la science en avant, en apportant des solutions concrètes et en communiquant des messages de plaidoyer puissants que la Tour du Valat arrive à mobiliser les investissements et les actions nécessaires à la rémission de la nature – et à l’assurance d’une prospérité pour tous.
« La conservation, ce n’est pas la protection de la nature par opposition au développement humain. C’est la préservation des processus et des systèmes entretenant la vie, base d’un développement durable digne de ce nom. » Luc Hoffmann
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Regard sur les sites emblématiques de la MAVA
Lisez les articles sur chaque site emblématique de la MAVA :
Enseignement n°1 de la Camargue – Connaissances scientifiques et plaidoyer
Développer des connaissances scientifiques fiables et s’assurer que celles-ci répondent à des enjeux concrets. Et pour avoir un réel impact, mener également des actions de plaidoyer avec les partenaires, soutenues par des solutions pratiques et des éléments démontrant la valeur de la nature.
Enseignement n°2 des Bijagos – Une approche bioculturelle
Reconnaître, respecter et protéger les valeurs, les cultures, les pratiques et les droits uniques des communautés locales, et comprendre comment leurs traditions culturelles et spirituelles intègrent la conservation, leur permettant de gérer les territoires et les ressources au bénéfice des êtres humains et de la nature.
Enseignement n°3 de Doñana – Des solutions fondées sur la nature
Pour sauver la vie sur Terre, élaborer conjointement, avec tous les acteurs concernés, des solutions fondées sur la nature offrant prospérité et bien-être aux êtres humains, tout en respectant et en préservant l’intégrité des systèmes naturels et sains.
Enseignement n°4 de Prespa – Une collaboration transfrontalière
La conservation transfrontalière repose sur une collaboration solide, à tous les niveaux, entre de nombreux acteurs différents. Pour réussir, il convient de reconnaître les réalités sur le terrain, d’écouter attentivement, d’offrir aux populations locales la possibilité de prendre des initiatives, de générer des avantages, et de s’engager sur le long terme
Enseignement n°5 du Banc d’Arguin – Financement durable
Alors que les crises générées par l’appauvrissement de la nature et le dérèglement climatique convergent, les organisations de conservation de la nature devraient se doter de mécanismes de financement innovants visant à sécuriser et amplifier les investissements des secteurs public et privé. Ceci permet de débloquer des fonds additionnels et de mettre en place un système de financement durable pour la conservation et le développement.