Par Lynda Mansson, Directrice Générale, Fondation MAVA
Il est communément entendu que si vous choisissez une carrière dans le secteur non-lucratif, vous devez vous attendre à être moins payé – parfois nettement moins – que dans le secteur privé. Des chiffres viennent étayer cette façon dont fonctionne la société [1]. Il y a bien sûr des exceptions, mais globalement, celles et ceux qui veulent changer et améliorer le monde sont souvent sous-valorisés par rapport à celles et ceux qui se soucient moins de la planète et de ses populations.
Et cela ne concerne pas seulement les ONG. Dans le livre A good disruption, les auteurs affirment : « Pour les entreprises, avoir une vision et des valeurs attractives est aussi un avantage concurrentiel sur le marché du travail. » Sur les entreprises qui « font le bien », ils disent : « … Les entreprises qui n’ont pas cet attrait doivent payer significativement plus pour attirer les jeunes talents. » [2] En effet, les entreprises peuvent attirer les talents à un coût moins élevé si elles contribuent positivement à la société.
Les salaires des personnes travaillant dans les fondations accordant des financements sont une exception notable. A la MAVA, je peux affirmer que le personnel est correctement rémunéré. C’est également le cas chez un grand nombre d’autres bailleurs. Et pourtant, nous, en tant que bailleurs, continuons à croire que ceux que nous finançons devraient payer un salaire minimum à leur personnel pour réaliser le travail que nous finançons.
Cet argument s’inscrit dans l’opinion communément admise selon laquelle le sens d’un travail doit former une partie significative de la rémunération, et remplacer d’autres formes de compensation. Travailler « pour faire le bien » est censé être un revenu psychologique, et compter pour quelque chose. Mais un revenu psychologique ne paye pas le loyer ou les courses ! Je comprends bien que « c’est ainsi que cela fonctionne », mais cette approche me semble un peu marcher sur la tête, et nous ne devrions pas l’accepter. Pourquoi sous-évaluons-nous les personnes qui essaient d’améliorer notre monde ? Pourquoi continuons-nous à croire que payer des salaires décents, ou raisonnablement généreux, aux personnes qui travaillent pour des organisations à but non-lucratif est « scandaleux » ?
Cela vient parfois de la philosophie des ONG elles-mêmes. Le directeur de l’un des bureaux affiliés du WWF m’a une fois confié qu’ils sous-payaient intentionnellement leurs employés pour s’assurer qu’ils étaient réellement motivés par leur mission. Je comprends l’idée, mais je suis convaincue qu’il devrait être possible d’avoir un emploi qui a du sens tout en gagnant un salaire décent.
Nous demandons beaucoup au personnel des organisations à but non-lucratif
Travailler dans le secteur non-lucratif est un défi. Lorsque je travaillais au WWF International, je rencontrais souvent des personnes du secteur privé qui voulaient passer à « quelque chose de plus facile » dans le milieu non-lucratif pour les dernières années de leur carrière – mais ils étaient bien surpris lorsqu’ils découvraient à quel point travailler dans ce milieu est difficile.
Qu’est-ce qui rend le travail dans les organisations à but non-lucratif si difficile ? Une énorme complexité qui doit être gérée avec doigté ; une grosse résistance à surmonter ; un manque de ressources qui rend tout plus difficile et qui implique des compromis impossibles ; et l’idée que vous vous consacrerez corps et âme (jour et nuit) à la cause, pour un faible salaire et probablement une reconnaissance très limitée. Les employés des organisations à but non-lucratif présentent des taux élevés de burnout, et sont constamment stressés par le besoin de lever des fonds pour couvrir les coûts. Et comme les financements sont souvent à court terme, ces employés sont, en plus d’être mal rémunérés, confrontés à une incertitude constante sur le futur de leur emploi.
Parfois, ces emplois impliquent des missions dangereuses, qui peuvent même mettre leur vie en danger. Je pense notamment aux travailleurs humanitaires sur les lignes de front dans les zones à risques élevés ou les zones de guerre – et je ne parle pas du stress de leurs proches. Je connais cela de près, en tant que mère d’une personne qui se rend souvent dans des zones à risques élevés. Je pense également au taux élevé d’assassinat d’activistes environnementaux – qui a atteint des records en 2020 [3]. Rémunérer correctement le personnel des organisations à but non-lucratif est une manière appropriée de reconnaître le dur travail qu’ils réalisent dans des conditions difficiles.
Nous avons besoin de bons leaders
Des leaders hautement qualifiés sont nécessaires, surtout au niveau du leadership. Et c’est là que nous voyons les différences de salaires les plus élevées. Des études montrent que les différences de salaires sont plus modestes dans les niveaux inférieurs et moyens des organisations à but non-lucratif, lorsque vous prenez l’ensemble de la rémunération en compte ; mais que les niveaux senior paient le prix fort en matière de perte salariale. Une étude montre que le salaire d’un cadre de niveau exécutif, dans une organisation à but lucratif, est en moyenne deux-tiers plus élevé que dans une organisation à but non-lucratif [4].
Joan Garry, consultante pour une organisation à but non-lucratif, et ancienne directirce d’une organisation à but non-lucratif, évoque ce phénomène d’inquiétude salariale, surtout parmi les directeurs et directrices d’organisations à but non-lucratif aux Etats-Unis où les salaires sont ouvertement publiés [5]. Il y a une vraie angoisse à devoir justifier des niveaux de salaire dans un monde où les petits salaires sont vus comme vertueux. Le contraste est fort avec le secteur privé, où les directeurs rivalisent pour avoir l’honneur d’être le mieux payé. Le salaire est vu comme la « mesure de l’efficacité… Les entreprises désirent ardemment payer plus pour attirer les candidats qu’elles considèrent les meilleurs. »
Dans le même ordre d’idées, une récente affaire a fait la une, concernant la fondatrice de Black Lives Matter, Patrisse Cullors [6]. Elle a dû démissionner face aux critiques qui lui reprochaient de posséder plusieurs maisons. Il n’y a aucune preuve d’inconvenance ou de détournement de fonds de sa part, et il s’agit seulement d’un exemple manifeste de ce « deux poids, deux mesures » que nous appliquons aux leaders d’organisations à but non-lucratif. Certes, nous pouvons débattre de la pertinence de posséder quatre maisons, mais le même scandale aurait-il eu lieu pour des leaders du secteur lucratif ? La réponse est bien évidemment non. Bien au contraire, ces leaders seraient admirés pour leur démonstration de « réussite ».
On peut comprendre l’envie de s’assurer que l’argent issu de la philanthropie – d’individus ou d’institutions – est bien consacré à la mission et au travail sur le terrain. Cependant, dans la plupart des organisations à but non-lucratif que je connais, les missions dépendent de personnes compétentes pour les mettre en œuvre. Personne ne veut penser que l’argent qu’il a durement gagné sert à financer des salaires et des dépenses extravagants ; je le comprends bien et pense la même chose. Et j’admets être tombée de ma chaise lorsque j’ai vu ce que certains dirigeants de grosses ONG aux Etats-Unis gagnaient [7]. Mais ne confondons pas payer les prix du marché pour attirer et garder des personnes compétentes, et salaires « scandaleux » ou utilisation abusive de fonds. Les personnes issues des meilleures universités sont en droit de demander des salaires élevés, et si nous voulons les attirer dans le secteur tertiaire, les salaires ne doivent pas être ridiculement bas. Un bon leadership n’est pas accessoire pour une organisation à but non-lucratif : c’est absolument essentiel. Le directeur, en particulier, est « la voix, le visage de votre organisation. Le stratège. Le visionnaire. Le principal leveur de fonds. Le promoteur. Un leader de votre secteur. » [8] Qui ne veut pas cela, pour soutenir les causes que nous défendons ?
Un bon leadership dans le secteur à but non-lucratif peut faire la différence entre s’en sortir à peu près, et avoir un vrai impact. Valorisons correctement ces compétences !
Faciliter le choix d’une carrière dans le secteur tertiaire
En tant que coach, j’entends fréquemment dire : « J’adorerais avoir une carrière qui ait plus d’impact, mais je ne peux pas me permettre la baisse de salaire que cela implique ». De même, de nombreux jeunes qui s’engagent dans la vie active après leurs études croient souvent qu’ils doivent d’abord faire leurs marques dans le « vrai monde » avant de suivre leur passion dans le milieu des ONG.
Le monde a besoin de personnes désireuses de faire le travail difficile qui est celui d’améliorer le monde. Nous avons besoin de plus de personnes passionnées et engagées qui ont envie de changer et d’améliorer le monde. Facilitons-leur ce choix, en ne les forçant pas à choisir entre sens et argent.
Comment les bailleurs peuvent faire partie de la solution
Que pouvons-nous faire en tant que bailleurs ? Voici quelques idées :
► Nous devons faire en sorte qu’il soit plus facile de choisir une carrière qui contribue à un monde meilleur. J’aimerais que les contributions qui améliorent la situation des humains et de la planète soient davantage considérées, et que les emplois qui font l’exact opposé soient dévalués. Le sens ne doit pas remplacer le salaire, mais être un complément très recherché. Les donateurs de tous types qui financent les organisations à but non-lucratif doivent reconnaître l’importance de payer les talents, et accepter de financer les personnes à des niveaux qui leur permettent de subvenir aux besoins de leur famille sans sacrifices déraisonnables.
► Acceptons de payer davantage de frais généraux pour donner à nos bénéficiaires plus de flexibilité afin de satisfaire aux besoins de leur organisation, qu’il s’agisse de payer des salaires corrects pour attirer les talents ou de développer le leadership, et de renforcer la façon dont est gérée l’organisation.
► Nous pouvons soutenir nos bénéficiaires afin qu’ils offrent une rémunération qui attire et retienne les talents.
► Outre les étapes pratiques mentionnées ci-dessus, un changement sociétal plus large est nécessaire, dans lequel nous arrêtons de glorifier l’accumulation d’argent dans le but d’en avoir le plus possible, sans se soucier des conséquences. Pourquoi ne pas dresser une liste des 10 personnes qui rendent notre monde plus vivable, au lieu de la Liste des fortunes régulièrement publiées dans la presse, Sunday Times et autres ? En tant que bailleurs, nous devons contribuer au changement du système, afin d’enrayer le compromis accepté entre sens et argent.
Être un rêveur
Le Forum Skoll, qui avait lieu tous les ans à Oxford avant la pandémie de COVID, est un excellent exemple de valorisation des contributions. Les gagnants du convoité prix Skoll pour l’entreprenariat social sont salués comme des rock stars, avec standing ovations et cris de la foule !
Je suis peut-être une rêveuse, mais il me semble que c’est ainsi que cela devrait être.
Références
[1] https://nonprofitquarterly.org/nonprofit-salaries-achieving-parity-with-the-private-sector/
https://ssir.org/articles/entry/the_real_salary_scandal
https://nonprofitaf.com/2014/09/all-right-you-guys-we-need-to-talk-about-nonprofit-salaries/
https://www.bls.gov/opub/mlr/2016/article/nonprofit-pay-and-benefits.htm
[2] M.Stuchtey, P-A. Enkvist and K. Zumwinkel, A Good Disruption: Redefining Growth in the Twenty-First Century, Bloomsbury Publishing, 2016, page 28
[3] https://www.bbc.com/news/science-environment-58508001
[4] https://work.chron.com/salary-difference-between-corporate-nonprofit-industries-24453.html
[5] https://blog.joangarry.com/nonprofit-salaries/
[6] https://www.bbc.com/news/world-us-canada-57277777
[7] https://nonprofitlight.com/dc/washington/world-wildlife-fund-inc